
Bitcoin, qui avait fait parler de soi il y a deux ans, est de retour sur le devant de la scène. Le graphique ci-dessus montre pourquoi. Dans ce billet j’essaie de comprendre comment fonctionne le système bitcoin, avant de livrer quelques réflexions sur sa nature et son avenir.
1. Le Système Bitcoin
Les promoteurs de cette invention disent que c’est, plus qu’un système d’échange, une monnaie électronique ou virtuelle. Les autres monnaies que nous connaissons (euros, dollars, livres) ont une incarnation physique, pièces et billets, créé par une autorité étatique. Certes, beaucoup de transactions en dollars ou en euros sont immatérielles : un virement de mon compte au vôtre se fait par un message électronique. Mais in fine ce message soustrait à mon compte en banque et rajoute au vôtre : or, un compte en banque n’est que le droit d’exiger de la banque des pièces et des billets émis par l’Eurosystème et le paiement entre les banques se fera sur les comptes tenus par l’Eurosystème.
Le créateur de bitcoin avait deux objectifs : créer un moyen de paiement purement virtuel, sans incarnation physique, et le gérer de façon décentralisée. Le système qu’il a créé est récursif. À un moment donné, Paul est légitime propriétaire de sa Bitcoin parce qu’il l’a obtenue par une transaction validée. Il la cède à Pierre en procédant à une transaction; cette transaction est validée par un réseau décentralisé qui vérifie (1) que Paul est bien le propriétaire et (2) que Paul a accepté de la donner à Pierre. Après vérification, Pierre est légitime propriétaire. Cette vérification est possible parce que le réseau, collectivement, établit une liste de toutes les transactions passées; les membres du réseau sont rémunérés pour leurs efforts par la création contrôlée de nouvelles Bitcoins.
Ceci m’a paru un peu mystérieux, et j’ai essayé de comprendre la mécanique exacte de ce système. Voici quelques précisions :
Pierre installe un logiciel sur son ordinateur et acquiert une identité (une suite de lettres et de chiffres), voire plusieurs ; un code secret est associé à chaque identité. Pierre trouve Paul prêt à lui céder un bitcoin en échange d’un bien, d’un service ou d’une monnaie comme l’euro. Une fois l’accord conclu et confirmé avec les codes secrets, le logiciel diffuse la transaction proposée à un réseau « peer-to-peer », c’est-à-dire un ensemble de serveurs (appelés les « mineurs ») qui recueillent toutes les transactions proposées, toutes des messages de la forme : « Paul tient sa pièce de la transaction nº Z et propose de la donner à Pierre qui accepte ». À intervalles réguliers (environ dix minutes) ces mineurs agrègent les transactions proposées dans un « bloc » et vont tenter d’ajouter ce nouveau bloc à la fin d’une grande liste ou chaîne de blocs, connue de tous, de toutes les transactions depuis le commencement.
Pour ce faire, ils vérifient que la transaction nº Z n’apparaît pas dans la chaîne comme origine d’une autre transaction : autrement dit, que Paul ne tente pas une « double dépense ». De plus, chaque mineur peut inclure dans le nouveau bloc une transaction sans partenaire qui lui attribue un nombre N de bitcoins (une création de monnaie). Les mineurs s’attellent à une tâche mathématique qui consiste à calculer une fonction de cette chaîne et du nouveau bloc de transactions, pour en tirer une valeur, dite « hash », obéissant à certaines règles (soit x la chaîne dans son état actuel avec le nouveau bloc: il s’agit de varier une valeur de circonstance n pour trouver f(x,n) dans l’intervalle [0,α], où α est un paramètre fixé par le logiciel).
Trouver une solution à ce problème demande beaucoup de calculs bruts (il faut essayer beaucoup de valeurs de n), mais il est facile de vérifier a posteriori qu’une solution proposée est correcte (de même qu’il est difficile de factoriser un nombre N en m et p mais facile de vérifier que m*p = N). Le premier mineur qui trouve une solution la diffuse aux autres membres du réseau qui la vérifient et incorporent le bloc à la chaîne. Toutes les transactions dans le nouveau bloc, y compris la récompense de N bitcoins pour l’heureux mineur, sont validées (reçoivent un numéro) et les échanges correspondants sont définitifs. Le même processus reprend dix minutes plus tard.
Le paramètre α régule la difficulté du problème : plus α est proche de zéro, plus il faut de temps et de processeurs pour trouver le bon n. Le logiciel qu’utilisent les serveurs ajuste α au cours du temps, en mesurant le temps qu’il a récemment fallu pour trouver une solution. Si ce temps se réduit, α est réduit aussi, pour tenir compte du progrès technologique et de l’accroissement du réseau. Le paramètre N (la valeur de la récompense) est aussi ajusté au cours du temps pour planifier la croissance de la masse monétaire. La trajectoire future de N est prévue de façon à ce que le nombre total de bitcoins plafonne à 21 millions (on est aujourd’hui à 10 millions, et il est prévu d’atteindre ce plafond dans vingt ans). Quand la création de bitcoins cessera, les « mineurs « se paieront eux-mêmes en prélevant une commission sur chaque transaction.
Ceci résume (a) comment les pièces sont créées et (b) comment elles sont échangées. Les échanges sont validés et enregistrés par le réseau à un certain coût, et le travail accompli par le réseau est rémunéré en créant de nouvelles pièces. La raison d’être de ce coût est le principe du « proof of work » : il rend la falsification coûteuse, parce qu’il faut fournir un effort pour ajouter un bloc à la chaîne. Pour falsifier une partie de la chaîne, il faudrait fournir autant d’effort qu’il en a été fourni pour créer la chaîne authentique, ce qui devient vite prohibitif.
2. La monnaie du futur ?
Il est clair qu’à l’heure actuelle, bitcoin n’est pas une monnaie au sens commun du terme, parce que ce n’est pas un moyen d’échange généralisé. Le nombre de transactions est faible (quelques milliers par heure), l’emploi en est essentiellement spéculatif : par conséquent la valeur en est extrêmement instable.
Mais admettons qu’il s’agisse de « douleurs de croissance ». Le système bitcoin, tel qu’il est conçu, pourrait-il devenir à terme une véritable monnaie ? Et serait-elle supérieure à celles que nous connaissons ?
Monnaie-marchandise ou monnaie fiduciaire ?
D’abord, de quel type de monnaie s’agirait-il ?
Le terme de « mineur » suggère une analogie avec l’étalon-or, mais imparfaite. Mettons pour simplifier que quiconque peut faire des pièces, qu’il est coûteux de faire une pièce en or (parce qu’extraire l’or du sol est coûteux) et facile de vérifier si une pièce est en or ou non. Ceci plafonne la valeur des pièces qui ne peuvent valoir plus que leur coût de production (or compris) sinon on en ferait plus. Comme l’or est coûteux ce plafond est élevé, permettant aux pièces de valoir beaucoup.
Mais cela ne garantit pas la valeur des pièces : c’est le fait que l’or est utile en plus d’être coûteux, et qu’il est facile d’extraire l’or d’une pièce : il suffit de la fondre. La valeur d’une pièce en or ne peut descendre en-dessous de la valeur de son contenu, sinon on la fondrait. La dépense qui a été faite pour créer une bitcoin est perdue à jamais, et n’a servi à rien d’autre que sécuriser le réseau bitcoin. Le détenteur d’une bitcoin ne peut rien en tirer d’intrinsèque, sa valeur provient uniquement de la capacité à l’échanger avec quelqu’un d’autre—sa liquidité. En ceci la bitcoin est comme les autres monnaies fiduciaires. Tout ce qu’on peut dire, c’est que si les bitcoins ont une valeur non nulle, et si ils sont échangés, cette valeur ne peut être inférieure au coût de production.
Voyons les ordres de grandeur. Ce site permet de calculer ces coûts. Une machine dédiée d’une puissance de 100W coûte $2 500 et calcule 50 gigahash par seconde (GH/s) à un coût de $0,36 par jour en électricité. Le réseau Bitcoin dans son ensemble fait 50 000 GH/s, donc dépense $360 en électricité pour produire environ 5 000 bitcoins par jour. Ajoutons à cela la dépréciation de mille machines sur un an, le coût total de production est de $0,69 par bitcoin, ou un demi-euro. On voit que les coûts de production sont loin de justifier la valeur actuelle (au 16 avril) 100 fois plus élevée.
Nous sommes en présence d’un avoir dont la valeur intrinsèque, ou fondamentale, est faible voire nulle, en tout cas largement inférieure à sa valeur marchande. N’est-ce pas la définition d’une bulle ? Une définition possible en tout cas (intuitivement, on est aussi tenté d’identifier une bulle au vu d’un graphique comme celui supra, quand une valeur monte très vite puis tombe). Mais la monnaie elle-même n’est-elle pas une bulle ? Un avoir qui n’a aucun rendement mais que j’achète dans l’espoir de le revendre à un autre. C’est même une bulle utile…
Anonymat
Bitcoin est conçu pour remplacer l’argent physique. Mais l’argent sous forme physique a certaines caractéristiques avantageuses :
- un billet ne peut pas être ici et ailleurs en même temps
- un billet étant un bien meuble, possession vaut titre
- l’authenticité d’un billet peut, dans une large mesure, être établie par examen direct
- un billet peut être échangé contre de la marchandise à travers un trou dans un mur, acheteur et vendeur peuvent être complètement anonymes l’un pour l’autre.
Le système Bitcoin essaie de reproduire ces caractéristiques. Une pièce n’est plus un objet physique : c’est un numéro de transaction dans une liste ordonnée qui a un antécédent mais pas de successeur. L’authenticité de la pièce ainsi que son titre de propriété résident dans cette liste. On peut penser à un cadastre. Comment puis-je prouver que je possède mon champ ? En consultant le cadastre, où est enregistré l’achat du champ par moi, et où n’est pas enregistré la vente du champ par moi.
Dans le cas du cadastre, l’enregistrement est fait par une autorité centrale. Pour éviter cette centralisation, il a fallu payer un prix: créer un système décentralisé mais coûteux pour décourager la fraude. Pour inciter les acteurs à payer ce coût, on les rémunère avec de la nouvelle monnaie.
L’anonymat, en revanche, est loin d’être parfait. Presque par définition, il faut que les transactions soient effectuées entre des entités identifiables, les adresses bitcoin. Certes, ces identités ne correspondent pas strictement à des individus, mais les individus doivent faire des efforts supplémentaires pour éviter d’être identifiables.
Monnaie et mémoire
« La monnaie est mémoire » : c’est le titre d’un bel article de Narayana Kocherlakota, aujourd’hui président de la Fed de Minnéapolis. La monnaie est utile parce qu’elle permet des échanges qui n’auraient pas lieu sans elle. Exemple classique remontant au juriste Paul (2e siècle ap. J.C.) : j’ai une pomme et je veux une orange. Je rencontre quelqu’un qui a une orange mais lui veut une poire. Nous ne pouvons faire d’échange. Mais si la monnaie existe, je peux vendre ma pomme à quelqu’un qui en veut mais n’a pas d’orange contre une monnaie, puis j’achète l’orange à son possesseur qui l’accepte car il trouvera quelqu’un pour prendre la monnaie et lui donner une poire : les échanges sont effectués et nous en sommes mieux lotis.
On pensait depuis toujours que ce problème de « double coïncidence des besoins » donnait sa raison d’être à la monnaie. L’article de N. Kocherlakota montre que c’est l’absence de mémoire. Tous les échanges que la monnaie permet d’effectuer pourraient l’être si les agents en savaient assez sur les échanges antérieurs effectués par leurs partenaires. Le possesseur d’orange me la donne (sans contre-partie) parce qu’il sait que j’ai toujours donné ma pomme à celui qui en avait besoin; et lorsqu’il rencontrera le porteur de poire, celui-ci saura qu’il m’a donné l’orange quand il le fallait. Si l’un d’entre nous refusait de jouer son rôle dans cette chaîne d’échanges, il serait puni par ses futurs partenaires informés de son manquement. C’est en ce sens que la monnaie est une forme de mémoire: tout ce qu’elle accomplit, une quantité suffisante d’information dans les mains des acteurs permettrait aussi de l’accomplir.
Le fait que la monnaie Bitcoin est définie par une chaîne de transaction, et l’existence du grand registre public où toutes les transactions sont inscrites, font penser que le papier (hautement théorique) de N. Kocherlakota se voit confirmé dans la pratique: la vie imitant la théorie. Ce n’est pas si simple: d’une part, parce que l’information enregistrée dans le système Bitcoin ne contient que la valeur échangée, et non la contre-partie (pomme, poire, orange); d’autre part, parce que l’information dans la chaîne est plus ample que celle que résume la monnaie dans le papier de Kocherlakota (pour répliquer la monnaie, les acteurs ne savent pas nécessairement tout sur tous, et même ils ne doivent pas le savoir). Donc Bitcoin contient à la fois plus d’information et moins d’information que la monnaie physique.
Décentralisation
Le cadastre décentralisé est présenté comme le grand avantage du système bitcoin. C’est aussi sa grande vulnérabilité.
D’abord, tout repose sur un ensemble de logiciels. Les bases en ont été posées par l’illustre inconnu Satoshi Nakamoto (nul ne sait qui se cache derrière ce pseudonyme), mais il ne semble plus prendre part au projet qui est maintenant mené par diverses personnes. Les logiciels, faillibles, sont améliorés et de nouvelles versions proposées (on en est à la version 0.7). Par qui ? Comment sont-elles acceptées et diffusées ? Le problème n’est pas théorique : il y a quelques semaines, un désaccord est apparu entre les serveurs sur version 0.7 et ceux sur version 0.8, résultant en une bifurcation de la chaîne de blocs. Une intervention des éminences du monde bitcoin a pu sauver la situation. Fort bien, mais on est loin de la démocratie utopique prônée par certains : au lieu d’une sympathique coopérative anarchiste, on voit un système extrêmement complexe gérée par une élite technocratique qui n’est redevable à personne…
De plus, le schisme fut évité parce qu’il était involontaire. Mais le risque de schismes voulus et malveillants est sérieux. Il suffit qu’une fraction suffisante du réseau décide de faire bande à part et de jouer selon de nouvelles règles : rien ne les empêchera. L’investissement nécessaire n’est pas bien grand : vue la taille actuelle du réseau, il suffirait de quelques millions de dollars. Et il n’est pas nécessaire de dépenser cet argent : les programmeurs astucieux savent très bien pirater des ordinateurs et exploiter leur puissance de calcul en masse. Je ne parle même pas des attaques provoquées non par l’appât du gain, mais par la méchanceté pure : les sites sur lesquels s’échangent les bitcoins ont été victimes d’attaques « denial of service » pour des raisons qui sont peu claires. Un système décentralisé est vulnérable parce que personne n’a suffisamment intérêt à investir les ressources nécessaires pour le protéger.
Et contre de telles opérations il n’y a aucun recours, car le système bitcoin s’est volontairement affranchi de toute dépendance étatique, ce qui veut aussi dire de toute protection étatique.
Déflation
Supposons que bitcoin devienne le moyen d’échange principal. À terme, la monnaie serait en quantité fixe (21 millions de bitcoins). L’économie, elle, continuera à croître, mettons à 2 ou 3%. Les unités bitcoins sont divisibles à 10^8, donc le problème de divisibilité n’en est pas un dans l’immédiat (la masse totale sera de 2*10^15, soit mille fois plus que le nombre de dollars émis par la Fed à ce jour). Mais une quantité de monnaie fixe est-elle un problème ?
La théorie monétaire permet seulement de dire qu’il peut exister un équilibre dans lequel la valeur de la monnaie augmentera à la même vitesse que la croissance de l’économie : autrement dit, une déflation permanente. Certains pensent que c’est un problème si les prix sont rigides (c’est un des reproches de Paul Krugman). Impossible de dire si les prix dans un monde bitcoin seraient rigides ou flexibles ; je note simplement que les organisateurs de la conférence Bitcoin 2013 acceptent d’être payés en bitcoin, mais à un taux qui fluctue en fonction du dollar…
La monnaie peut-elle s’affranchir de l’État ?
La théorie monétaire nous dit aussi que toute monnaie fiduciaire peut ne rien valoir : il suffit que les agents croient qu’elle ne vaut rien pour qu’elle ne vaille rien. C’est le revers de la médaille (si je puis dire) d’un autre principe : je suis prêt à accepter une monnaie fiduciaire si je sais que je trouverai d’autres pour l’accepter à leur tour.
Donc une monnaie n’a pas logiquement besoin de s’appuyer sur un État pour exister : la coordination des anticipations, ou des croyances (ce qu’on peut appeler une norme ou une coutume) suffit. Mais la réalité historique est que monnaie et États ont presque toujours été liés. Il y a de nombreuses raisons à cela, et selon le degré de cynisme on peut mettre l’accent sur celles qu’on veut. Émettre de la monnaie peut engendrer des revenus, comme tout monopole, encore qu’en temps ordinaire et pour une monnaie bien réglée ces revenus sont modiques. Abuser d’une monnaie peut être autrement profitable, et les exemples abondent dans l’histoire.
Mais ce n’est pas seulement pour doter l’État d’un outil de taxation que la monnaie est une prérogative régalienne. Cette tradition, profondément ancrée dans notre histoire et notre droit, se justifie par le caractère de bien public de la monnaie. La monnaie facilite les échanges, et contribue donc au bien-être ; mais justement parce que sa valeur ne tient à rien elle se prête aux prophéties auto-réalisatrices et perd alors son utilité. L’État, en dernier ressort, peut ancrer cette valeur, soit parce qu’il établit des normes légales (les contrats sont libellés en monnaie), soit parce qu’il accepte la monnaie pour une certaine valeur (les impôts sont obligatoires et payables en monnaie), soit parce qu’il peut intervenir si la valeur de la monnaie dévisse.
Une solution élégante à un faux problème
Le système bitcoin est admirable (et fascinant), mais le problème avec nos monnaies actuelles n’est pas qu’elles dépendent de l’État. L’État peut en abuser, mais affranchir la monnaie de l’État crée d’autres difficultés. Le système Bitcoin en résout certaines très astucieusement, mais ses vulnérabilités augmenteraient exponentiellement s’il devenait vraiment un moyen d’échange généralisé. Et il y a fort à parier que l’État (ou les États) serait vite invité à s’en mêler.
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