Dans les mois qui ont suivi la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008, les entreprises ont vu leur financement se tarir au-delà de ce que les plus pessimistes avaient pu imaginer. On se rend mieux compte aujourd’hui de la situation dramatique dans laquelle même les emprunteurs les plus solides ont été placés. La Fed a révélé en 2011 l’étendue des prêts d’urgence qu’elle avait consentis à l’époque ; ce graphique de Bloomberg en donne une illustration frappante. Les institutions financières (dont beaucoup ne sont pas américaines) arrivent en tête, mais de nombreuses entreprises d’autres secteurs ont aussi eu recours à ces prêts.
Un article récent nous dévoile un autre aspect de cette crise de financement. Dans « The Cost of Financial Frictions for Life Insurers », Ralph Koijen (Chicago) et Motohiro Yogo (Minneapolis Fed) montrent comment dans les derniers mois de 2008, les grands assureurs ont vendu certains de leurs produits à prix cassés afin de se procurer des liquidités. Koijen et Yogo étudient le marché de l’assurance-vie ainsi que celui des annuities—on dirait en France des rentes. Les rentes sont un produit financier très simple. Prenons l’exemple d’une 10-year term annuity, soit une rente de dix ans : en échange d’un paiement initial, l’acheteur se voit garantir par l’assureur un paiement d’un dollar chaque année, pendant dix ans. A l’échéance, l’assureur ne doit plus rien à l’acheteur, qui a simplement transformé un capital initial en un revenu régulier. La somme des revenus est de dix dollars, mais la valeur de la rente est moindre : l’acheteur aurait pu aussi se garantir un flux de revenus équivalents en se munissant de bons du Trésor américain par exemple, qui rapportent un intérêt. Dans des circonstances normales, une telle annuity se négocie autour de 8,5 dollars—une valeur proche du prix du portefeuille équivalent de bons du Trésor.
A la fin de 2008, la valeur des annuities s’est brutalement effondrée. Koijen et Yogo donnent l’exemple d’une rente de dix ans vendue par Met Life, un très gros assureur. En novembre 2008, Met Life proposait cette rente pour 7,74 dollars, alors même qu’il lui en coûtait…. 8,48 dollars pour acheter le portefeuille équivalent au Trésor ! Ce n’est pas un exemple isolé : les auteurs estiment que les rentes ont été vendues bien au-dessous de leur coût en moyenne en novembre et en décembre 2008, et que les polices d’assurance-vie étaient bradées de manière encore plus spectaculaire.
Comment l’expliquer ? à l’automne 2008, il était devenu de plus en plus difficile pour les entreprises de se procurer des liquidités ; et celles qui en disposaient les gardaient précieusement dans la crainte d’avoir à les utiliser. Dans ces conditions, chacun essayait de vendre ce qui pouvait l’être afin de se procurer de l’argent frais. Pour les assureurs, il s’agissait de vendre des polices ; chaque contrat vendu leur permettait de se procurer des fonds, en espérant que leur situation se rétablisse avant qu’ils n’aient à verser l’essentiel des flux de revenus correspondants. Les rentes de long terme ont les caractéristiques idéales, puisqu’elles laissent plus de temps à l’assureur pour se refaire une santé. C’est bien ce que l’on a observé : le taux de marge était proche de zéro sur les rentes à 5 ans, et atteignait… -20% sur les rentes à 30 ans.
Un mystère demeure : comment les autorités de contrôle prudentiel des assurances, habituellement très strictes, ont-elles pu autoriser ce type de stratégie acrobatique ? La réponse tient à une particularité de la régulation des rentes, qui autorise les assureurs à actualiser leurs engagements à un taux indexé sur les rendements des obligations. Comme le rendement exigé par les prêteurs sur le marché des corporate bonds s’était envolé, les réserves requises des assureurs ont beaucoup diminué. Du coup, les assureurs ont pu solder ces produits sans craindre de perdre leur précieux rating (la notation que leur attribuent les agences qui jugent de la solvabilité des emprunteurs).
D’autres stratégies étaient possibles, et de nombreux assureurs les ont explorées : acheter une banque (parfois pour la revendre une fois la crise passée), fusionner, etc. Mais cette solde de rentes a été pratique courante. On murmure qu’aujourd’hui de grands assureurs ont créé des filiales de shadow insurance pour y parquer leurs engagements correspondants… mais ceci est une autre histoire.